Dans le cadre de ce projet, il conviendrait de considérer la crise sans le sens concédé par Thomas Kuhn dans la Structure des révolutions scientifiques (Kuhn, 1983) : elle correspondrait au moment de rupture avec les pratiques usuelles et ordinaires de la communauté scientifique. Autrement dit, la période de crise apparait comme le moment ou les règles normalement en vigueur afin de répondre aux problèmes deviennent désuètes. Appliquée à notre projet, la notion de crise ferait référence à la période de la pandémie dans la mesure où elle abroge en quelques sorte les règles de fonctionnement habituel des hôpitaux et coïncide avec le moment où de nouvelles règles organisationnelles devraient être impérativement mises en place.
Cette formulation conceptuelle aide à une meilleure appréhension de l’impact de la Covid-19 dès lors que cette période crisogène est caractérisée par l’absence de protocoles scientifiques à suivre. Pour le dire autrement, les règles à suivre qui déterminent et guident les gestes et pratiques des soignants et rythment le fonctionnement normal des hôpitaux, deviennent subitement caduques et ne permettent pas de répondre aux anomalies générées par la crise sanitaire.
Le moment que nous souhaitons saisir est précisément celui du flottement marqué par la désuétude des règles d’organisation des soins, et celui de la mise en place de nouvelles règles de fonctionnement permettant de répondre plus efficacement à la gestion de la pathologie. Cela revient à se concentrer sur les effets de la crise sanitaire sur les comportements de la « communauté épistémique » concernée. Par cela nous voulons faire référence à l’ensemble des praticiens et professionnels qui maitrisent légitimement en pratique et en connaissance un domaine déterminé. Cette communauté est caractérisée par le partage de valeurs et de règles communes et adhèrent aux mêmes pratiques dans leur domaine de spécialité (Adler et Haas, 1992). Dans notre recherche, cette communauté représente l’ensemble des soignants.
L’objectif de ce projet de recherche est d’examiner à postériori (post crise immédiate) l’impact de la pandémie sur les structures sanitaires, questionnant ainsi leur résilience. Il s’agira d’analyser les champs suivants :
La réponse immédiate des institutions hospitalières impliquant en première ligne les personnels de santé = l’idée est d’examiner de quelle manière les soignants ont ajusté rapidement leurs pratiques afin de gérer la crise sanitaire au quotidien tout en maintenant la prise en charge d’autres pathologies. En procédant ainsi, ce n’est pas seulement l’impact psychologique sur les soignants que nous souhaitons relever, mais plus spécifiquement leurs capacités à s’adapter à une situation sanitaire inédite et à des problèmes non anticipés, alors même que les protocoles de prise en charge et de traitement ont mis un certain temps à s’harmoniser. Ce premier point nous semble très important puisqu’il implique indirectement à analyser comment les soignants ont constitué leurs réponses pratiques en rapport des directives du ministère de la santé ainsi que des organisations internationales légitimes. Les directives n’ayant pas été systématiques et immédiates à l’encontre de la réalité de la crise qui s’est emparé prestement des hôpitaux.
Le second champ concerne plus spécifiquement les soignants en tant que communauté épistémique : comment ces acteurs ont créé un consensus autour des pratiques à adopter durant la période pandémique, et quelle relation entretient cette communauté avec les acteurs décisionnaires.
Enfin un dernier champ s’intéresse à l’interaction entre les institutions hospitalières, donc des personnels de santé, avec les patients atteints de Covid-19. Il s’agit de questionner la littératie organisationnelle des lieux de soins, c’est-à-dire leurs capacités à mettre en place une organisation spatiale, physique et interactionnelle permettant d’améliorer la navigation et cheminement des patients lors de leurs prise en charge dans les hôpitaux.